Dans ce Rio de Janeiro miné par la fracture sociale, nous avançons dans cette histoire habilement sur une corde raide : la vue dans la favela est dépeinte avec force et sensibilité. Les individus, ici, vivent leurs vies d' enfants, adolescents et de jeunes adultes sous le poids du réel en cherchant à parvenir, malgré tout, à s' en sortir.
- "La Maison de Georges" : rue Belizario Tavora - Laranjeiras - Rio de Janeiro - Brésil
Vendredi soir - Le Soleil sur ma tête - Geovani MARTINS - GALLIMARD
Quand ma mère a découvert que je fumais des cigarettes, elle ne m´a pas foutu une raclée, comme j´aurais cru. Elle m´a juste dit qu´elle ne me donnerait plus d´argent ; puisque j´étais assez âgé pour être accro, j´avais aussi l´âge pour travailler et payer mes clopes. Sur le moment, ça m´a énervé, mais j´ai compris plus tard qu´elle était dans le vrai. Comme dit le dicton : “ Si ton bébé a du poil au cul, c´est que t´es un singe!”.
Le premier boulot que j´ai trouvé, c´était ramasseur de balles, avec Márcio, un prof de tennis qui habitait au-dessus de chez moi. Il donnait des cours dans des résidences à Barra da Tijuca, et on devait partir de chez nous avant 5 heures et demie du matin, car de 6 à 10 heures, l´avenue Nimeyer était fermée dans notre sens. C´était un type sympa, on discutait pas mal sur la route. Même si l´on bossait dans le tennis, on ne parlait que de foot.
Avec l´argent que je gagnais, j´ai pu m´acheter des trucs et aider ma mère avec les courses. Quand j´ai acheter des trucs et aider ma mère avec les courses. Quand j´ai acheté ma paire de Nike, j´ai dormi avec la première nuit. Je marchais dans la rue l´oeil rivé sur mes pieds, tout heureux, observant comment la semelle touchait le sol. Mais c´était encore mieux quand j´ai mis les pieds au bahut, je me sentais une star, j´avais l´impression que tout le monde s´arrêtait pour me voir passer. je me souviens également qu´au cours de cette période j´étais content de pouvoir aider au foyer pour la première fois, et que les attentions de ma famille à mon égard avaient changé. C´était si bon que je ne souhaitais qu´une seule chose, travailler pour toujours ; c´était ce que je pensais chez moi. Mais, lorsque j´arrivais dans les résidences, j´attrapais le tube qui me servait à ramasser les balles de tennis, j´entrais sur le court, je sentais le soleil me taper sur la tête et j´étais obligé de servir des gens qui regardaient même pas mon visage ; dans ces moments-là, je ne voulais plus dépendre de personne dans ma vie.
Je me mis à tous les haïr. Les plus vieux et les plus jeunes, que je haïssais encore plus. Je courais derrière les balles en imaginant les choses que j´aurais aimé répondre aux conneries que j´étais obligé d´écouter. Tout m´´énervait chez eux, leur façon de marcher, de parler, de rire, de traiter les employés, mais ce que je détestais le plus, c´´était quand ils se plaignaient de leurs problèmes : ma bonne n´est pas venue aujourd´hui, ma voiture est chez le garagiste, je n´en peux plus de mon cours d´anglais, le chien du voisin a aboyé toute la nuit.
Parfois je tremblais de rage en arrivant au bahut, mais alors je retrouvais mes amis, on discutait un peu, et ça passait. Chez moi, je ne pensais qu´aux bonnes choses : l´argent dans la poche, l´assiette pleine, et je n´avais plus besoin de laver la vaisselle. Puis un jour tout a explosé. Un des élèves, qui avait plus ou moins mon âge, est venu, tout sourire, me dire que je ressemblais à un personnage d´un dessin animé Je lui ai répondu : “ Va te faire foutre, mec. Je suis pas un de tes potes de la résidence!” Il m´a regardé étonné, il ne semblait pas croire à mon courage. Sur le moment, moi non plus, je n´y croyais pas, Mário, faché, m´a dit que j´avais presque foutu en l´air son boulot. Ma mère aussi était fâchée, tout le monde était fâché. Mais, pour moi, le pire, c´était que Mário ne voulait plus me parler. C´était lui qui m´avait emmené dans un stade de foot pour la première fois, je ne l´oublierai jamais. Après cette histoire, chaque fois que le Flamengo marquait un but, je pensais à lui, j´avais envie d´aller là-haut et qu´on fasse la fête ensemble, qu´on crie, qu´on se prenne dans les bras.
J´ai eu plusieurs boulots après celui-là, mais ça a toujours été dur. En plus d´arriver toujours à l´heure , de passer mon temps à servir les autres, de me raser, de me faire couper les cheveux, je devais avoir du sang-froid, sans cesse baisser la tête. Je n´arrivais à fixer mon attention sur rien, et à la maison, ça n´allait pas toujours très bien. Mes rapports avec mon beau-père n´étaient pas faciles ; parfois on discutait tranquillement, et d´autres fois on aurait dit qu´il n´y avait de place que pour l´un de nous deux dans cette barque. Ma mère était toujours de mon côté, à sa manière. Je sais que mon intransigeance l´énervait, comme elle le disait elle-même. “Commande si tu veux, obéis si t´es raisonnable.” Cause toujours, je pensais.
Je me suis mis à distribuer des tracts grâce à un pote qui étudiait avec moi. Ça aurait dû être pour une courte période, le temps de trouver autre chose, mais voilà presque un an que je suis là-dedans. Je gagne peu, trente réais par jour, du lundi au vendredi, de 8 heures à 16 heures. Mais c´est un boulot facile : il suffit de tendre un tract à la personne qui passe devant moi, si elle le prend, très bien, je m´en fiche si elle le jette ensuite par terre ou va trouver la banque qui lui propose un prêt. Si elle ne le prend pas, la vie continue, les gens, ce n´est pas ça qui manque. Ce qui est bien avec ce job, c´est que je n´ai besoin e parler à personne, j´ai du temps pour penser, pour faire mes projets, envisager mon futur.
C´était bizarre la première fois. Je m´étais levé tard, je suis arrivé à l´endroit du rendez-vous juste à l´heure, des gens attendaient déjà là. Il y avait beaucoup de monde dans la rue, une jeune fille enceinte, une vieille dame qui était plus âgée que ma grand-mère. Je ne savais pas si j´étais exactement au bon endroit, mon ami n´était pas encore arrivé. J´ai allumé une clope, essayant de comprendre dans quelle affaire je me mettais. Mon ami est arrivé, me disant qu´on était au bon endroit ; nous avons attendu encore dix minutes et le gars s´est pointé. Il m´ a demandé mon prénom et m´a remis une liasse de tracts, puis il m´a dit de les distribuer rue Carioca, juste au coin de la rue, avant la place Tiradentes. Alors j´y suis allé.
Au début, j´avais honte. Les gens passaient, on aurait dit qu´ils ressentaient de la pitié pour moi, ou de la rage, peut-être. Parfois, en voyant quelqu´un venir, j´établissais un contact visuel, prêt à distribuer le tract ; à ce moments-là, d´une certaine manière, je sentais que ces gens auraient préféré que je n´existe pas. Le problème, c´est que j´en faisais une affaire personnelle. J´ai mis du temps à comprendre que ces regards, quelle que soit leur nature, ne m´étaient pas adressés, ils étaient destinés au distributeur de tracts. Et lui, ce n´est pas moi, ni personne.
Après avoir compris ça, tout est devenu plus tranquille. Sauf quand je voyais passer quelqu´un que je connaissais. J´avais alors envie de me cacher sous le bitume. La première fois, c´est arrivé avec un ami de la favela, il venait par le trottoir, je l´avais vu de loin. J´aurais voulu m´éloigner, mais c´était à peu près l´heure où le gars qui nous contrôlait passait par là. J´ai décidé de ne pas bouger, de garder la tête basse pour qu´il ne me voie pas. Quand j´ai cru qu´il était passé, j´ai levé la tête, mais il se tenait là, devant moi, immobile. J´ai essayé de cacher les tracts, sans y parvenir. Je lui ai dit : “ C´est la galère, frère.” Il m´a dit que c´était la galère pour lui aussi, que c´était chaud, qu´il allait peut-être me demander de le mettre sur le même coup. Puis on s´est pris dans les bras et il m´a dit de passer chez lui pour jouer aux jeux vidéo. Une autre fois, ça a été terrible, mon coeur s´est emballé, comme s´il allait me sortir par la bouche. J´ai vu venir une fille de la Cruzada, une fille que je draguais depuis un moment sur internet. Ça avait déjà été assez dur de lui faire avoir confiance en moi, si elle me voyait là, c´était foutu. Je savais que ça ne servait à rien de rester sans bouger, alors j´ai continué à distribuer des tracts, comme si rien n´était ; ça a marché, elle est passé sans me voir, tranquillement.
Avec la paye de ma première semaine, j´ai décidé d´aller au Jacarezinho pour m´acheter de l´herbe. Ça faisait un bon bout de temps que je ne fumais pas, sauf quand quelqu´un me dépannait. Je voulais maintenant prendre une bonne dose, pour pouvoir dépanner ceux qui m´avaient aidé en période de vache maigre. Je pensais en prendre pour cinquante réals. Pour être à l´aise. Avec le reste, je pouvais payer l´Internet et acheter ce qui me manquait à la maison. Je ne me souciais pas d´être raide. Ce qui est bien quand on travaille la journée et qu´on étudie le soir, c´est qu´on n´a pas le temps de dépenser de l´argent.
Un crackomane m´avait vendu une carte de train de la SuperVia pour deux réals. C´est toujours risqué d´acheter ces choses-là avec les toxicose, mais le type squattait un endroit près de là où je bossais, il m´a assuré qu´il y avait un aller-retour sur la carte. Ça facilitait mon projet, on aurait dit que tout jouait en ma faveur. J´ai décidé de rater mes cours ce soir-là ; en arrivant à la favela, je me rendrais directement là-haut pour fumer un méchant pétard et kiffer la vue.
Je n’ai pas l’habitude de prends le train, j’avais oublié qu’aprés 17 heures, c’est l’enfer. Il était bondé à mon arrivée, aucune place pour s’asseoir et beaucoup de gens debout, mais on pouvait quand même respirer. Cependant, il y entrait de plus en plus de monde, les espaces vides disparaissaient petit à petit. Le train fermait ses portes, j’étais soulagé, plus personne ne pourrait entrer; puis il les ouvrait à nouveau et des passagers entraient encore. Quelques-uns se plaignaient de la lenteur du train à partir, mais la plupart gardaient leur tête baissée, essayant de défendre leur espace.
Le train a quitté la station, les vendeurs ambulants qui tentaient leur chance énonçaient leur marchandise, immobiles dans l’espace qu’ils avaient conquis, on ne pouvait pas marcher là-dedans, surtout quand on portrait sur soi une boîte en polystyrène ou un crochet avec des sucreries. Je me demandais comment j’allais arriver jusqu’à porte si le wagon ne se vidait pas avant ma station. Comme elle n’était pas très loin la Centrale, je savais que peu de gens descendraient avant mon arrêt. Ce que j’ignorais, c’est qu’en arrivant à São Cristóvão d’autres personnes encore sont entrées dans le wagon. Les passagers ont rouspète, leur ont dit de prendre le prochain, qu’il n’y avait plus de place. Les nouveaux passagers forçaient l’entrée de la porte, tandis que ceux qui étaient déjà la poussaient vers l’extérieur. Je sentais mon corps qui allait et venait malgré moi, quand tout à coup, tout s’est emboîté, les portes se sont fermées et le train a redémarré.
Quand on est arrivé à la station Maracanã, il s´est mis à pleuvoir. Je n´avais pas fait attention à ces nuages, qui m´avaient semblé trop petits, mais ils se sont révélés assez puissants pour provoquer une averse. L´embarras des uns fait parfois le bonheur des autres, je me suis dit. Je pensais à deux types que j´avais connus à Campo de Santana, où j´étais allé m´acheter de l´herbe à la pause déjeuner. Ils venaient tous les deux de la favela du Fallet, et étaient toujours ensemble, comme Laurel et Hardy, sauf que les deux étaient si maigres qu´on avait l´impression qu´ils pourraient se casser au moindre coup de vent. Ils travaillaient toujours selon la demande : s´il faisait chaud, ils vendraient de l´eau, s´il pleuvait, ils vendraient des parapluies. Le jour où je les ai connus, le bonhomme qui vendrait la came avait disparu, on disait même qu´il était tombé. J´étais énervé parce que j´allais passer la journée à jeun, et ils m´ont dépanné d´un pétard. Je ne me souviens plus comment la discussion avait commencé, je me rappelle seulement qu´au milieu du joint il a commencé à y avoir des éclairs et du vent. ils sont sortis en courant :
- C´est la pluie, je t´avais dit qu´il allait pleuvoir, je te l´avais dit!
J´ai crié :
- Oubliez pas votre joint!
Ils m´ont répondu :
- Les petits parapluies sont à cinq réals, les grands à dix !
Et ils sont partis faire du blé. La scène m´avait beaucoup fait rire, je fumais mon pétard sous un arbre en regardant la pluie tomber.
Quand on est arrivé à Triagem, j´ai essayé de me rapprocher doucement de la porte. Mission presque impossible. J´essayais de passer, je demandais pardon, il n´y avait rien à faire. Je forçais le passage, mais les corps se raidissaient contre le mien. Quelqu´un se plaignait d´avoir le pied écrasé, je reculais pour trouver une autre chemin. Quand le train s´est arrêté à Jacarezinho, comme j´étais encore loin de la porte, je me suis ouvert un passage en bousculant tout le monde, rassuré par le fait que je n´aurais pas à écouter leurs réprimandes.
En descendant du train, j´ai regardé le ciel, la pluie avait cessé, mais le sol de la station était plein de boue. J´ai passé le portique, il y avait quelque chose de bizarre. Ceux qui s´y connaissent un peu savent que le vendredi soir, la favela du Jacaré, c´est Paris. Du moins pour les camés, qui arrivent de tous les coins de la ville. Ce jour-là, la favela n´était pas vide, mais il y avait bien moins de monde que prévu.Ça m´a tracassé. s´il y avait une descente de flics en cours, je devrais aller jusqu´à Manguinhos.
Il y avait eu une époque où la beuh de la Jacaré avait tellement de succès qu´il y avait même une queue devant le point de vente. Une fois, je m´étais penché pour choisir mon herbe et, quand j´avais tourné la tête, qui je vois ?, Amaral, un ami de la favela, qui travaille comme taxi-moto. C´est marrant ! Je n´aurais jamais pensé rencontrer quelqu´un de chez moi dans cet endroit, surtout que tout le monde crève de peur de pénétrer dans une favela tenue par une autre faction. On a allumé un pétard pour fêter notre rencontre et on a un peu papoté sur la ligne du train. J´aurais bien voulu rentrer en moto avec lui, mais il n´avait qu´un seul casque et rouler avec de la came en infraction, c´est chaud.
Je trouvais ça bizarre, qu´il n´y ait personne en train de fumer dans la rue, normalement l´entrée de la favela était pleine de fumeurs. L´herbe y est si abondante que, lorsque tu regardes par terre, tu vois des culs de joint de la taille d´un pouce. On ne verrait jamais ça là où la beuh est plus chère, au Vidigal par exemple, où on fume jusqu´à se brûler les doigts et les lèvres. Une autre chose bizarre : aucun toxico ne m´avait abordé à la sortie de la station, alors qu´ils ne perdent jamais de temps normalement. Ils veulent toujours te taxer quelques chose, d´abord ils te demandent un petit joint pour mélanger à du crack et faire un crack surprise, puis, comme tu refuses, ils te demandent une cigarette, une feuille, une pièce pour acheter du Guaravita. C´est chaud !
Je me suis dirigé vers le point de vente, où il n´y avait personne. il y avait les tables, le parasol, mais rien d´autre. J´ai regardé autour de moi, il n´y avait pas de flics, ni même le char des troupes d´élite, les gens marchaient tranquillement dans la rue. Bizarre : s´il n´y avait personne au charbon, pourquoi est-ce que tout était si tranquille ? Je me suis rendu à un autre point de vente que je connaissais dans le coin. Un gamin est venu me voir en courant, il devait avoir douze ans.
- Qu´est-ce que tu veux ? De la beuh ?
- Oui, où sont tes potes ?
- Ils sont planqués ! Dis-moi ce que tu veux.
- Un sachet de cinquante réals.
- Y en a que de dix réals. T´en prends cinq, viens !
Je lui ai donné l´argent et en deux secondes le gamin avait disparu dans les ruelles.
J´ai allumé une cigarette et j´ai regardé autour de moi. J´étais inquiet. Ça m´était déjà souvent arrivé de descendre à Jacarezinho et de me rendre compte que ça pétait de tous les cotés, mais je n´avais alors qu´à traverser vers Manguinhos, ou bien prendre le bus dans la Suburbana pour rejoindre une autre favela, histoire de ne pas être venu pour rien. Mais je n´avais jamais vu ça, j´avais l´impression qu´à tout moment ça pouvait péter, et moi, j´étais là, en plein milieu des coups de feu, sans savoir vers où courir, dans une favela qui n´était pas la mienne.
Le gamin est arrivé avec l´herbe. Il y en avait moins que d´habitude, mais ça allait, ça restait bien plus avantageux que d´en prendre chez moi. Je lui ai demandé :
- C´est quoi le blème ici, frère ?
Il m´a répondu :
- Les Keufs sont partis, ils sont venus plus tôt. On s´est échangé des prunes, mais maintenant ils se sont tirés. C´est tranquille, te bile pas.
J´ai mis la beuh dans mes poches et j´ai marché vers la station. Je me suis arrêté à un petit bar pour acheter des feuilles. Si le train n´était pas là, j´allais m´en fumer un petit en attendant. j´ai pris les feuilles, j´ai donné l´argent à la vendeuse. Elle m´a dit quelque chose que je n´ai pas compris, j´ai dit merci et je suis parti. Je n´allais pas frauder comme d´habitude, j´allais utiliser ma carte, qui contenait encore un trajet. Je ne voulais pas sauter le portique et me salir de boue, ça allait faire tiquer les policiers de la Centrale. C´est en arrivant à la station que j´ai compris ce que la vendeuse avait essayé de me dire : “Fais gaffe aux flics !”
Le PM, le policier militaire, a pointé son pistolet sur mon visage. Ce n´était ni la première ni la dernière fois que quelqu´un pointait une arme sur moi.
- Lève les bras, un autre PM m´a tâté la ceinture pour voir si j´étais armé. Le calibre 40 était toujours braqué sur mon visage.
- Il est clean, l´autre a dit.
- T´as de la came sur toi ?
J´étais entourée par quatre PM.
- Oui, monsieur. Cinq sachets à dix réals.
Un par un, j´ai sorti les sachets de mes poches et je les ai donnés au policier.
- T´habites où ?
- Au Leblon, j´ai répondu, avant d´ajouter, parce qu´ils ne semblaient pas croire que je puisse habiter un quartier riche : Mon père est gardien d´immeuble.
Dans cette situation, il vaut mieux dire qu´on habite en ville, surtout quand on est près d´une favela tenue par une autre faction. Si les flics s´en rendent compte, tu peux te préparer à vivre un cauchemar.
- Y a quoi d´autre dans ton sac ?
J´avais juste une veste, un livre et, à l´intérieur du livre, cent réals, le reste de ma paye. Les yeux du flic ont brillé quand il a vu le billet, mais il a gardé son sérieux en me rendant l´argent et m´a dit de le garder à la main.
- Je vais te dire, gamin, tu me parais quelqu´un d´intelligent. Alors dis-moi, comment qu´on débrouille l´affaire ?
- On la débrouille pas. J´ai perdu mon herbe, vous pouvez la prendre. J´ai besoin de cet argent pour payer ma facture d´électricité.
- Comment ça, on la débrouille pas ? Tu viens jusqu´ici, tu nous emmerdes et tu vas nous dire qu´on débrouille pas l´affaire ?
- C´est ça. Si vous voulez, vous pouvez m´emmener au poste. Je signe ce qu´il faut signer, mais cet argent, je dois le rapporter chez moi.
- T´es sûr que tu veux aller au poste avec dix sacs d´herbe dans les poches ?
- Je vous en ai donné que cinq.
- Il y en a combien, capitaine ?
Et le capitaine, qui avait un calibre 12 sur lui, a répondu :
- Dix !
À ce moment-là, j´ai remarqué qu´aucun d´eux portait un identifiant sur son uniforme, j´ai eu peur qu´ils me fassent signer un flagrant délit pour trafic de drogue. En plus, je n´étais pas sûr qu´en partant de là ils m´emmèneraient au poste. Ils pouvaient très bien me faire disparaître et garder l´argent. Je savais que c´était foutu, mais je n´arrivais pas à y croire. J´avais passé toute la semaine à penser à cet argent, à faire des projets, c´était comme si on était devenus amis. J´ai tenté une dernière fois
- J´ai besoin de cet argent. C´est pour ma facture d´électricité, je vous jure.
- Bonhomme, quand on est pris, on oublie les factures, tout le monde sait ça, même les plus vieux. T´as perdu, t´as perdu, y a rien à faire, mon pote.
Je savais déjà, à ce moment-là, que la facture de l´internet devait attendre et que l´ambiance à la maison allait être lourde toute la semaine ; j´ai tenté de sauver la beuh :
- D´abord, vous pouvez prendre l´argent. Mais laissez-moi l´herbe.
Vu la situation, je ne pensais pas qu´il allait accepter une condition de ma part. Sa réponse nm´a surpris :
- D´accord. Je vais la mettre dans ton sac.
J´allais remettre le billet de cent réals dans la main du flic, mais il m´a dit :
- T´es fou, bonhomme. Mets ta main dans le sac à dos.
- L´herbe est là-dedans ?
- Bien sûr. J´ai donné ma parole, non?
J´ai ouvert le sac, juste devant leurs yeux. Ils me regardaient. L´herbe était dedans. J´ai refermé le sac. J´étais sur le point d´oublier :
- C´était tout ce que j´avais comme argent, j´ai besoin de payer le billet pour aller de la centrale au Leblon.
Le policier est venu jusqu´à moi, m´a remis deux billets de deux réals et est parti avec ses collègues. J´avais tellement la haine que, si j´avais pu, je les aurais tués tous les quatre sur place, sans hésiter. Une mort lente et douloureuse, comme méritent tous les flics. J´ai marché jusqu´à la station puis, devant le portique, j´ai scanné ma carte : “ Crédit insuffisant.” Putain de merde ! Il y a des jours comme ça, où t´as pas de chance ! Je me suis rendu au portique central et j´ai sauté par-dessus, comme toujours, en salissant mon T-shirt de boue, mais je m´en fichais.
Dans la station, on me demandait :
- C´était quoi l´affaire avec les keufs, t´as été pris en flagrant délit ?
- Cinq sachets à dix réals.
- Ils t´ont tout pris ?
- Que dalle. J´avais un billet de cent pour payer mon électricité, ils me l´ont pris! Mais je leur ai dit : “ Ah, non, au moins la came, vous me la laissez.” Ils ont dit oui.
- Putain, les connards !
Tout le monde dans la station était énervé par mon histoire, plein de gens en parlaient, tous insultaient les flics. Je ne disais plus rien, j´émiettais mon herbe, les yeux pleins de sang. Quand j´avais fini, je regardais ma main, je trouvais que c´était peu, j´en prenais encore, j´émiettais ...Ma poitrine était lourde, je pensais à tous les ennuis que j´avais déjà eus avec la police. En allumant mon pétard, je me suis rendu compte que j´avais roulé un énorme cigare, un bras-de-judas, un doigt-de-dieu. Je fumais, l´herbe était fraîche, elle avait un goût sublime, mais la fumée qui en sortait lorsque je tirais dessus était accompagnée d´une telle haine, d´une telle tristesse, d´un tel découragement, que je me suis dit que ça aurait été mieux si ces fils de pute avaient aussi emporté cette putain de beuh.
- Ana Laura & CiCi : Fondation Pierre Verger