Description du Rio « de la Belle Époque » (Année 30) d´après le livre de Paulo Lins - Desde que o Samba é Samba.
Il entra sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller ses camarades, prit un crayon et un papier sur la table, et s´assit sur le canapé. Il resta un moment le regard perdu dans le vide, et, fait rarissime dans la vie d´un compositeur, écrivit d´une seule traite une nouvelle samba. Puis il s´assoupit. Il se réveilla tout doucement trois heures plus tard, en entendant la guitare et la voix de Souza dans le Jardin. Bacarau écouta un moment son ami, le maître qui, un jour, serait son partenaire. Souza fit une pause et Bacarau en profita pour se lever et chanter ce qu´il avait écrit - mais il ne se souvenait presque plus de la mélodie. Souza l´écouta à son tour.
Deixa essa mulher chorar
Deixa essa mulher chorar
Pra pagar o que me fez
Pra pagar o que me fez
Zombou de quem soube amar, por querer
Hoje toca a tua vez de sofrer
Não te lamentes
O mundo é mesmo assim
Chorar, que eu já chorei
E tu zombaste de mim
Amei e não venci
Outro não amou, venceu
Foi protegido da sorte
Foi mais feliz do que eu
Oi, deixa essa mulher chorar
Deixa essa mulher chorar
Deixa essa mulher chorar
Pra pagar o que me fez
Par pagar o que me fez
Zombou de quem soube amar, por querer
Hoje toca a tua vez de sofrer
Estou bem feliz
Não me fazes mais sofrer
Agora sou eu quem diz
Que não quero mais te ver
Amar como eu te amei Era para emlouquecer
Juro que nunca pensei
Que pudesse te esquecer
Oi, deixa essa mulher chorar
“ chante-la encore, je vais t´accompagner.”
Bacurau répéta sa Samba plusieurs fois pour que Souza l´accompagne à la guitare. Les paroles s´harmonisaient avec la mélodie, la chanson prenait forme petit à petit. Ils terminèrent le morceau.
“Jolie Samba! Je la dédie à Yvone. Elle ne peut être que pour elle ! Il ne reste plus qu´à fignoler la mélodie, mais les paroles sont prêtes. Que c´est beau ! Il suffit de souffrir un peu pour que quelques chose de joli sorte d´un coeur blessé, on dirait ! Les hommes sont vraiment des imbéciles.”
L´apparition de Souza était ce qui comptait le plus aux yeux de Bacurau - le monde entier pouvait détester cette chanson, si lui l´aimait, c´était le plus important. Bamako était certes le principal inventeur du rythme qui l´enchantait, mais c´était ce bougre de Souza que Bacarau appréciait par-dessus tout - les rimes, les sujets qu´il évoquait. Ils chantèrent sa samba deux autres fois encore. Paroles et mélodie collaient on ne peut mieux.
Ils se rendirent à l´Apolinaire. Bacurau commanda trois bières. Souza lui prédit que sa Samba rencontrerait le succès auprès du public si elle était enregistrée. L´émotion saisit Bacurau. Il avait créé ce morceau quelques heures plus tôt, sans trop réfléchir aux paroles, sans trop travailler la mélodie, sans trop penser à l´harmonie des deux, et Souza l´avait aimé. Un simple éloge vaut plus qu´un kilo d´or quand il vient d´ un maître, d´un compositeur consacré dont les morceaux sont repris par la ville entière. Les morceaux de Souza, même s´ils n´étaient pas enregistrés, étaient joués dans toutes les rodas de Samba, dans toutes les batucadas de bistrots. Souza avait en effet gagné une certaine renommée depuis que Cebolinha avait repris une des Sambas au Piano.
Il était le meilleur compositeur de l´Estácio- quartier où il était arrivé à trois ans, après la mort de son père.
Sa mère, originaire de Jurujuba, était venue trouver un travail à Rio de Janeiro, sa ville natale ne lui offrant aucune perspective. Elle avait confié ses quatre ainés à sa famille et à des amis à Niteroi, puis s´était installée à Rio avec le cadet, avait cherché sans relâche un emploi et était venue vivre à l´Estácio où son fils s´était intégré sans problème. Dona Emiliena pensait que les études n´étaient d´aucune utilité pour un Noir, et elle avait refusé de scolariser Souza. C´était tout seul qu´il était allé s´inscrire à l´école, à sept ans. Il était devenu premier de la classe, chef de groupe, tuteur de camarades en difficulté et, enfin, élève modèle de l´école. Même au catéchisme, le malandre avait dix sur dix ! Il avait composé sa première chanson à quatorze ans et réinventait aujourd´hui la musique brésilienne, en fondant avec son groupe d´amis la première école de Samba de la ville de São Sebastião de Rio de Janeiro.
Dans sa vie, tout s´était enchaîné grâce à ses facultés de raisonnement hors pair et sa grande clairvoyance. Il s´imposait au milieu des malandres, des mères-de-saint, des enfants, des jeunes, des anciens, des autorités, avec le même visage, la même attitude. Il ne parlait jamais pour ne rien dire, ne racontait pas d´idioties. Un maître d´avant-garde dans les faubourgs de la ville merveilleuse en cette année 1928.[…]
Souza connaissait la valeur de l´argent, mais le plus important pour lui était de voir le peuple chanter ses musiques dans les rues, d´enclencher le gramophone et d´entendre le plus grand chanteur du Brésil interpréter sa mélodie et ses vers. Tout exploserait quand sa musique serait jouée à la radio, cette boîte magique qui était entrée dans le quotidien des gens et grâce à laquelle sa poésie serait entendue par les Brésilien les plus divers, tous plongés dans les sentiments qu´il adorait mettre en rimes, en tons majeurs et mineurs. Il vivait pour son art et il s´adresserait maintenant à des milliers de personnes, grâce au disque. L´Estácio serait connu dans le monde entier.
Le compositeur rentra chez lui avec deux litres d´alcool achetés au bazar du coin de la rue, enleva ses vêtement, enfila un costume blanc et alla à l´Apolinaire, se sentant le plus heureux des hommes. Ses amis s´étonnèrent de le voir si radieux et souriant, à mille lieues de la maladie.
Dans le bar, Brade entonna la samba qu´Alvares voulait acheter et tout le monde la reprit en choeur. Souza fit quelques pas, tourna sur lui-même, fit semblant de tomber sur Brade pour lui prendre son tambourin des mains et accompagna lui aussi le choeur avec l´instrument. Ils chantèrent le morceau un nombre incalculable de fois, entre plusieurs tournées de bière. « Allez, sers-moi de quoi me soigner! » Un des garçons versa la cachaça dans un petit verre. Au moment où Souza allait le prendre, Bacurau s´en empara. « Tu dois pas attendre quarante jours ? Sers-lui plutôt de l´eau minérale.
- Quarantaine, il est en quarantaine… » chantonna un des musiciens.
Le succès de « Me faz carinhos »grava un sourire perpétuel sur le visage de Souza, qui était persuadé que ce nouveau rythme marquerait à jamais l´histoire de l´Estácio. Il passerait chez tante Armanda et dirait le fond de sa pensée à tous ces musiciens de la vieille garde qui se prétendaient Sambistes, alors qu´en réalité ils ne jouaient que des jongos, des maxixes, des polkas, des tangos, des scottishs ou tous ces trucs à crever d´ennui qui ressemblaient à des processions catholiques.
La Samba, la vraie, devait porter en elle le sel des percussions des terreiros de Candomblé, graves quand il s´agissait des marquer le temps, plus aiguës quand il s´agissait de faire ressortir des mesures. Il fallait bien définir le refrain et le couplet, mettre le tempo en branle - un rythme différent de celui de la macumba, utilisé pour faire descendre puis remonter les esprits des saints, en exauçant nos demandes, en emportant le mal dans l´infini d´Aruanda et en répandant la paix dans le coeur des enfants de la terre. Cette manie de vouloir imiter les Portugais, les Français, les Argentins devait cesser. Il fallait retrouver les rythmes qui venaient d´Afrique, des cases des nègres du temps de l´esclavage, des quilombos, des terreiros, du lundu. Une Samba qui donnerait la fièvres à tous, qui agiterait les jambes, qui réjouirait celui qui aimait marcher, chanter, danser. Une Samba pour défiler dans la rue […]
Le quartier de Mangue était illuminé par le soleil, la musique résonnait de tous les côtés. Parfois, certains hommes pleuraient d´émotion en entendant une nouvelle samba de Brade, de Bastone ou de Souza. Des joueurs de guitare arrivaient, se calaient sur le rythme du tambourin, préparaient l´entrée du refrain, la sortie du couplet, donnaient le ton. La cadence était marquée par les percussions, puis était marquée avec les flûtes et les cavaquinhos, un dialogue musical permanent. Les morceaux de Barbosa, Santos, João et Frederico occupaient encore le devant de la scène - Ils étaient même, à vrai dire, davantage chantés dans les bars et les cafés du quartier des prostituées, repris par tous dans la rue. C´était chez tante Armanda qu´était née cette musique qui envahissait dorénavant le quartier, qui faisait converger un tas de gens vers la place Onze, vers les terreiros de la région. Pour développer l´Umbanda à l´intérieur des terreiros de Candomblé, les Bahianais avaient apporté les codes de leurs divinités de Bahia de Todos os Santos.
Souza était fier des compositeurs et des musiciens qui étaient déjà allés jouer à l´étranger, enregistrant des musiques qui seraient ensuite reprises par les peuples du Brésil et de France. Frederico composait la crème des mélodies, qui recouvraient toute une palette de sentiments - du bonheur le plus absolu à la douleur la plus totale. Il arrivait à tirer tant de choses des notes, des respirations, du tempo, de la gamme - C´était là le talent des maîtres. Les paroles évoquaient la chaleur des rues peuplés de femmes à moitié nues, de malandres beaux parleurs, toutes ces populations mêlées. Il voyait d´un oeil neuf chaque instant de la vie. Tout cela l´inspirait pour créer des vers et des mélodies à longueur de journée.
Bacurau vivait tout cela sans trop comprendre son époque. Il aimait composer, mais ce n´était pas là son activité principale. Chez un créateur, la composition est une compagne de tous les instants. Ce n´était pas son cas - il avait du talent mais peu de volonté. L´envie lui prenait parfois, au milieu d´une roda, quand il avait une douleur quelconque, quand il buvait, quand il fumait du cannabis, d´occuper son esprit avec des métaphores qu´il oubliait sitôt dégrisé s´il ne les notait pas tout de suite. Bien sûr, lorsque´il écoutait une Samba de Brade ou de Souza, il se sentait tout petit, dénué de talent. Il ne connaissait pas suffisamment les aléas de la vie pour composer des vers qui puissent touchent l´âme de tout un peuple.
De temps en temps, il aimait bien ruminer des paroles, des bouts de mélodie, mais ce n´était pas là sa raison de vivre. Ce n´était pas un besoin, contrairement à ses amis, qui faisaient de l´art sans pouvoir se l´expliquer. Bacarau ne possédait pas non plus le don de voir la poésie dans tout ce qui l´entourait. Il enchaînait les rodas de Samba et les quartiers : Piedade, Catutumbi, Mangeira, Tijuca, Pilares, Quintino. Il s´appropriait des Sambas d´autres artistes - il demandait, l´air de rien, au musicien de répéter sa composition pour pouvoir l´apprendre par coeur et de la faire sienne, sans la moindre gène.[…]
Était-ce une illusion, une bénédiction des Orixás ? Comme Dieu était bon, de lui offrir la musique comme gagne-pain. Souza serait quelqu´un d´autre, à partir de ce jour. Il serait respecté partout, en tant que musicien ayant un accord avec le plus grand chanteur du Brésil - celui-là même qui avait cherché ses accords sur sa guitare pendant que Souza déclamait ses vers.
La foule grossissait pour assister à ce spectacle improvisé à la porte du bar. Rapidement, un homme sortit un pandeiro, un autre un tambourin, un autre le surdos de Brade. Ce nouvel instrument commençait à trouver sa place aux côtés de la guitare d´Alvares. Au démarrage, le Roi tâtonna et perdit le rythme. L´assistance l´aidait, chantant les morceaux tout bas pour ne pas étouffer les accords. Des gens qui n´avaient jamais mis les pieds dans un bar - des femmes au foyer, des bigotes de l´église de l´Esprit-Saint, des enfants - vinrent écouter Souza chanter pour Alvares. Une fois la dernière samba terminée, les deux hommes voulurent parler de leur partenariat mais ils furent gênés par la foule qui écoutait.
« Allons dans la voiture, nous serons plus à notre aise pour discuter », dit Alvares. Puis une fois dans le véhicule : « Tes compositions sont divines. Tes accompagnements sont fabuleux, le rythme est nouveau, différent. Quel est donc cet instrument ?
- Duquel parles-tu ? Il y a le Surdo et le tambourin. Le tambourin, c´est le petit, qui donne ce relief, et le surdos, c´est celui qui fait la marcation et donne le rythme.
- Je vois. C´est bien joli ! Et depuis quand composes- tu ?
- J´avais quatorze ans quand j´ai écrit ma première samba, c´était « Já desisti ». À partir de là, je n´ai plus arrêté…
- Et inventes-tu les paroles en même temps que la musique ?
- Oui et non. Parfois la mélodie vient en premier, parfois ce sont les vers. Je n´ai pas de règle. Et toi ?
- Il m´arrive de composer d´abord la mélodie
- j´aime penser d´abord à la musique et ensuite aux paroles. D´autres fois, je cherche pas tout de suite à mettre des paroles dessus, je la mets de côté pour la travailler plus tard, ou je la donne à un collègue pour qu´il me trouve des jolies choses à dire…
- Moi, je n´arrive pas à garder un morceau pour plus tard. Si je ne le fais pas sur le moment, s´il me manque des paroles ou quelques mesures, j´appelle tout de suite un collègue.
- Eh bien! faisons comme je te disais tout à l´heure : tu ne pourras vendre tes Sambas qu´à moi, d´accord ? Pour que ton style ne soit qu´à moi, vois-tu ? Je dois avoir une marque de fabrique, une ligne mélodique qui soit reconnaissable. Et donc, tu m´écriras que pour moi…
- Jusqu´à quand ?
- On verra. Créons ensemble et nous verrons…
- Entendu.
- C´est vous tous, qui avez inventé ce rythme ?
- C´est moi qui l´ai inventé, et mes collègues l´on développé avec moi…
- Quel rythmes formidable ! Ni Lundu, ni maxixe, ni salsa…
- C´est la vraie Samba. Écoute ça.
Souza, marquant le rythme avec la main, imitait avec sa bouche le son du Surdo.
« bum-bum-bum-bum-bum-bum-bum-bum-bum », Un étouffé, un accentué.
- Je vois. Et il y a toujours un refrain, n´est-ce pas ?
- Non, tu peux aller directement du premier au deuxième couplet. Si tu veux, tu peux même en ajouter un troisième. Tout est question de cadence.
- Moi, je préfère les refrains, pour que le public connaisse vite la chanson par coeur, au moins en partie…
- C´est une musique qui permet tout, tu comprends ? C´est la macumba ? oui. La samba est ce qu´elle veut être, tu me comprends ?
- C´est du Candomblé ?
- Bien sûr, et si je te dis que c´est du fox-trot, qui peut me contredire ? Notre Samba est tout ce que nous avons déjà écouté. La Samba est le théâtre de la vie.
- Tu as raison ! Comment sais-tu tout cela ?
Tu as étudié la musique ?
- Non, tout est là, dit Souza en montrant sa tête du doigt.
- Vous m´impressionnez, tous autant que vous êtes. Je connais des gens qui ont fait des études, qui travaillent beaucoup…Mais ils ne vous arrivent pas à la cheville.
- Tu crois que nous nous tournons les pouces, n´est-ce pas ?
- Excuse-moi, je n´ai pas voulu te manquer de respect, je dis juste qu´il y a des gens qui essayent, qui travaillent beaucoup, et qui n´y arrivent pas…
- Mais non ! tu n´as pas du tout voulu dire ça. Tu as voulu dire ce que j´ai compris.
- Excuse-moi
- Je pense à ce rythme depuis des années, avec le Bloco.
- Comment cela?
- C´est que nous sommes en train de monter un Bloco, mais comment veux-tu motiver un cortège en chantant des maxixes ? Tu imagines un bloco carnavalesque dans la rue qui défilerait en chantant la Samba « Pelo telefone », « O chefe da policai pelo telefone manda me avisar… » et en marchant comme ça ? s´exclama Souza en imitant le mouvement du maxixe. Impossible de chanter, de danser, de défiler ainsi, tu comprends ? C´est trop mou…On dirait une procession ! Regarde la différence : « Mulher, tu não me faz carinhos… »
Et Alvares entonna avec lui :
Teu prazer é de me ver abandonado
Ora, vai mulher, és obrigado a viver comigo
Se eu fosse homem branco
Ou por outra mulatinho
Talvaez eu tivesse sorte
De gozar os teus carinhos
A maté que encre vaza
Deixa a praia descoberta
Vai-se um amor e vem outro
Nunca vi coisa tão certa
Mulher, tu não me faz carinhos…
Oh! Meu bem, o teu orgulho
Algum dia há de acabar
Tudo com o tempo passa
A sorte é Deus quem dá
Vou-me embora, vou-me embora
Como já disse que vou
Eu aqui não sou querido
Mas em minha terra eu sou…
[…]
Valdina aimait le balancement du train lorsque´elle allait au travail et qu´elle en revenait, le soir. Elle aimait les rodas de Samba. Pilares abritait plusieurs terreiros de Candomblé. Depuis que la police n´interrompait plus les sessions de religions d´origine africaine, des rodas de Samba y avaient souvent lieu. Les policiers ne savaient pas exactement ce qu´étaient la Samba, le Candomblé, le jongo, le maxixe - ils ne comprenaient rien, en fait. Ils détestaient juste voir tous ces Noirs réunis qui chantaient, sambaient ou priaient ensemble. Ils détestaient la couleur de peau, la façon d´être et de vivre de ces descendants d´esclaves.
Lopez avait été arrêté rue du Marquis de Sapucai parce qu´il avait un pandeiro. Des musiciens de maxixe avaient été tabassés par les forces de police à cause de leurs instruments. Il suffisait d´être noir et d´avoir une guitare ou un pandeiro pour paraître suspect. Un samedi, João enfila un costume blanc pour repousser le soleil brûlant de ce début octobre. Il se rendait, comme tous les ans à la même époque, à la fête de la Penha, accompagné de ses amis. Il dissimula son pandeiro dans du papier kraft pour passer sans encombres devant les agents jusque´aux escaliers de l´Église Notre-Dame de la Penha où se tenait la plus grande célébration au Monde.
Un nombre impressionnant de dévots emplissaient les trains, les routes, les voitures, jusqu´à l´Église de la Penha ; toute cette énergie était belle à voir et à ressentir. C´était la fête des Bahianais de la vieille génération installés dans la ville merveilleuse, la fête des cariocas du centre-ville, de la zone nord, du quartier de Leopoldina. Tante Armanda, comme toutes les bahianaises, préparait des plateaux de confiseries et vendait des vêtements pour hommes, les femmes et enfants dans des tentes. Sur toute la montée menant jusqu´à l´Église située au sommet du morro, et dont le clocher se voyait de loin, c´était des rodas de Capoeira et des rodas de musica à n´en plus finir. Les pèlerins s´entretenaient rapidement avec les Mamies et les pretos Velhos - certains esprits descendaient seulement quelques minutes, d ´autres restaient des heures. L´esprit de Doum da Praia faisait les quatre cents coups. Les Mères-de-saint essayaient de faire partir l´erê, mais rien à faire, il ne voulait pas remonter. Il courait avec les enfants dans les escaliers, s´empiffrait de déserts, jouait à la brouette, jetait de l´eau sur les passants, parlait fort et embêtait tout le monde. Doum monta jusqu´en haut du morro et contempla le panorama - cette vue de Teresopolis jusqu´au Corcovado lui mit les larmes aux yeux. Mais pour quelque´un d´extérieur, il était difficile de deviner dans quelles personnes les esprits s´incarnaient. Doum passait toute la journée sur terre avec d´autres Pretos Velhos, caboclos, exus et pombagiras incarnés, qui s´exprimaient normalement. Avec le Candomblé, les Orixás dansaient, priaient, faisaient évoluer l´âme des pèlerins. Certaines Mères-de-saint tiraient les coquillages. Tout n´était que magie, dans les escaliers de la Penha. Des familles éloignées s´y retrouvaient, des gens qui ne se voyaient pas fréquemment se rejoignaient pour prier, chanter, danser, jouer, manger et reformer leur esprit. La célébration commençait tôt, les fidèles montaient les trois cent soixante-cinq marches à genoux pour remercier la sainte d´avoir exaucé leur demande de grâce ou de miracle.
Frederico, Santos, Barbosa, João, Carlinhos et d´autres musiciens arrivèrent avec tante Armanda, sa famille, ses Fils-de-saint, ses amis et ses admirateurs qui l´avaient attendue à sa porte afin de l´accompagner à la fête de la Penha. Il y avait tellement de monde que la tente et le plateau de confiseries furent vite transportés. Le cortège chantait et dansait dans l´euphorie propre aux fêtes religieuses, lorsque soudain la police arriva. Il était interdit de jouer de la musique de macumba pour la fête de Notre-Dame de la Penha. Les macumbeiros sont des macumbeiros. Les catholiques, des catholiques. Les Sambistes, des Sambistes. Chacun à sa place. « Mais ce n´est pas de la macumba!
- Alors c´est du Candomblé ?
- Non, ce n´est pas du Candomblé. C´est du maxixe !
- Du maxime ? Qu´est-ce que c´est que cela ?
- Écoutez. »
Et ils jouèrent du maxixe.
« Non, vous ne pouvez pas jouer ça. Cela ressemble à de la Samba. Ce type de musique, le commissaire l´a interdit. La Samba, c´est la musique du diable et c´est interdit. C´est une musique pour faire de la magie noire. De la magie noire ? Et le cul de ma femme, tu l´as vu ?
- Pardon ?
-Non,rien j´ai rien dit.
- Alors jouons un lundu pour voir si ça passe, dit Frederico en riant, l´instrument à la main.
- Non, lá, tu tires trop sur la corde. Les femmes vont transformer ça en Umbiganda, l´imbécile va s´apercevoir de quelque chose », affirma João.
Ils finirent tout de même par jouer un lundi ; un groupe de jeunes s´arrêta, gagné par la musique. Ils commencèrent à danser, un attroupement se forma, le flic devint nerveux devant cette foule qui remuait sur ce rythme rapide.
« Arrêtez ça ! Vous vous trémoussez trop, c´est une musique d´Africains ! Je ne veux pas de tambours. Et ma patience commence à être à bout : je vais bientôt tout interdire !
- On veut seulement prier Notre-Dame de la Penha…La remercier pour ses bienfaits…Tenez, ce pauvre bougre, là, dit João en montant Santos. Hier encore, il ne voyait rien. Et ce matin, il s´est réveillé en ayant recouvré la vue ! Il avait promis qu´il viendrait avec nous pour remercier la sainte. Laissez donc cet homme tenir sa promesse en paix. Je n´ai jamais vu un chrétien si pieux, si désireux de remercier Dieu d´avoir exaucé son voeux…
- Une vraie action de grâces, ce serait de monter les escaliers à genoux ! Remercier en dansant et en chantant, pour moi, ça ne compte pas !
- Comment cela ? Le prêtre ne prie pas la sainte en chantant, , peut-être ? Alors pourquoi pas nous ? Dans toutes les Églises, on chante à l´heure de la messe. Il n´existe pas un saint sur terre qui n´aime pas la musique. Même à genoux, il faut chanter. Remercier la sainte. Mon ami doit tenir sa promesse.
- Allons, laissez-moi jouer une polka, c´est un rythme que la sainte adore et le prêtre aussi, n´est-ce pas ? »intervint Frederico.
Ils attaquèrent la polka avec des instruments à vent. Le Policier tendit l´oreille en plissant les yeux, se demandant si cette musique était également interdite par le commissaire.
« Celle-là, c´est bon ! lança-t-il au bout d´un moment.
- Et celle-là aussi, non ? s´enquit Frederico en entamant un scottish.
- Voila ! s´exclama le policier. C´est cela que Dieu aime, que Notre-Dame de la Penha aime, et le commissaire aussi. Mais j´avais entendu d´autres musiques…avec ces instruments-là, dit-il en montrant les instruments à vent.
- Alors c´est ça, écoute ! »
Frederico attaqua un fox-trot et le policier se mit à sourire, visiblement satisfait.
« Bon, c´est ce qu´on va jouer !
- Tant que vous ne jouez pas ce que je vous ai interdit…
- Mais j´ai bien peur que la Sainte ne comprenne pas et qu´elle vous punisse…
- Pourquoi ça ?
- Parce que vous nous empêchez de lui rendre grâce ! Vous n´êtes qu´un ignare, plein de préjugés, et vous l´ignorez.
- Ignare ? Qu´est-ce que ça veut dire ?
- Que votre voix est forte mais n´a aucune portée, vous pouvez nous faire taire, nous interrompre, mais vous ne pouvez pas nous détruire.
ça suffit ! vous savez ce que vous avez le droit de jouer et ce qui est interdit. Tout est en ordre, circulez !
- Pourtant à Bahia, ils prient leurs saints comme ça écoutez … »
Et Frederico entama un maxixe, suivis par les autres musiciens, dont João avec son pandeiro.
« Arrêtez, arrêtez ! »
Mais personne n´arrêtait. La foule se mit à danser. Le policier ne voulait frapper personne. Il courut jusqu´à un banc et grimpa dessus.
« Cessez immédiatement, sinon je vais devoir confisquer les instruments. Je vous ai pourtant dit que la Samba, l´Umbanda, le Candomblé étaient interdits !
- C´est du maxixe ! On a été invités à São Paulo et en Europe. Et là-bas, il y a des disques de maxixe… laissez-nous jouer en paix !
- Si le commissaire n´a pas interdit le maxixe, c´est parce qu´il a dû oublier.
- Mais on chante pour notre sainte, on veut juste chanter pour elle !
- Alors, jouons une valse ! lança un autre. Ou alors le commissaire a interdit les valses, aussi ?
- Non…pour la valse, il n´a rien précisé, admit le policier.
- Je n´ai rien dit jusqu´à présent, les interrompit un autre agent, mais je tiens à préciser que le commissaire a interdit toute forme de chant.
-On avait prévu de jouer l´Ave Maria quand le prêtre descendra les marches. On peut ? s´enquit l´un des musiciens.
- Je crois, oui…Ils peuvent, hein ? demanda en hésitant le premier policier à son collègue.
- Ils peuvent, mais cet instrument-là ne sert à rien pour l´Ave Maria, répondit l´autre.
- Mais la version qu´on a répétée avec le prêtre comporte un pandeiro, monsieur ! s´exprima João. C´est notre action de grâces. S´il vous plaît, pour l´Amour de Dieu ! Si le prêtre est d´accord, la police ne peut pas nous l´interdire…
- Ça suffit ! Cet instrument est prohibé ici, les guitares aussi. Même si aujourd´hui, on pourrait faire une exception, parce que c´est la fête de Notre-Dame de la Penha…Mais vos instruments de Noirs ne sont pas tolérés ici, c´est clair ?Donne-le-moi, ton instrument de malheur, je le confisque au nom de la morale et des bonnes moeurs ! »Les policiers s´approchèrent pour s´emparer du pandeiro.
« Laissez-le-moi ! Je n´y touche plus ! se défendit João.
- Je te connais, ça va te démanger et tu vas finir par jouer de cette saleté. Les gens ne savent pas se tenir, ici : ça se déhanche, ça danse collé serré, les mulâtresses remuent du cul et soulèvent leurs jupes…Et après, c´est toute la clique qui arrive avec les Berimbau, et on en vient à la Capoeira. Personne ici ne veut de vos jambes qui gigotent, de vos corps qui chaloupent, de vos pieds qui agitent. L´instrument est confisqué ! » Cinq policiers encerclèrent João, qui finit par leur remettre son pandeiro sans résistance.
« il ne sert plus à rien, vous pouvez le casser ».
Les policiers brisèrent le pandeiro et quittèrent les lieux.