Article épistémologique du livre : "La légende de l’homme aux souliers d’argent", Connaissances & Savoirs, 2021, PP274

Mon travail part du constat suivant : le chercheur ne prend pas assez en compte son propre déterminisme face à son objet de recherche et il ne tient pas assez compte du sens caché de son propre terrain susceptible de lui révéler sa véritable quête de sens.

ARTICLE SCIENTIFIQUE DU LIVRE de Fabien Liquori au 18-08-2021

  

Il faut prendre le rôle de l´acteur et voir son monde de son propre point de vue. Cette approche méthodologique contraste avec la soit-disant approche objective, si dominante aujourd´hui, qui voit l´acteur et son action depuis la perspective d´un observateur détaché et extérieur. L´acteur agit dans le monde selon la façon dont il le perçoit et non comme il apparaîtrait à un observateur étranger [1].

L´individu est un acteur interagissant avec les éléments du social et non un agent passif subissant de plein fouet les structures sociales en fonction de son habitus ou de la « force » de son système d´appartenance. Il construit son univers de sens, non pas, à partir d´attributs psychologiques ou d´une imposition extérieure, mais selon une activité délibérée en quête de sens.

Je voudrais surtout dire que ce travail de recherche s’est imposé à moi, tout naturellement, comme la conséquence de ma première expérience sur le terrain en 2001 relatée dans mon mémoire de Maîtrise [2], il y a quinze ans. En effet, c’est grâce à ce travail que, sur le plan personnel, j’ai pu refaire lien avec mon pays de naissance.En conséquence, « mon terrain »  m’a apporté une solution, me permettant de vivre en me délivrant d’un poids trop oppressant dans mon quotidien en France.

En effet, vivre loin de “ce Brésil” était devenu trop insoutenable. Le Candomblé{*} et ce que j’étais venu étudier à Salvador de Bahia venaient, aujourd’hui, s’imposer à moi comme une manière d’échapper aux mécanismes d ́évitement de mon propre processus d ́acculturation, liés à ma trajectoire de vie.

C’est pourquoi, nous comprenons dans quel dilemme se trouve le binational. Ce dernier cultive la difficile tâche de se fondre dans la société avec le plus de souplesse possible, tout en évitant toute distorsion des deux « atomes » qui forment son identité. Il doit, sans cesse, dans le jeu difficile d ́une négociation, faire en sorte que l ́une de ses nationalités d ́appartenance ne soit pas cannibalisée par l ́autre et vice-versa.

C ́est ce qu ́un psychologue appellerait « l’entre deux ». Ceci suppose, de sa part, d ́être toujours entre deux frontières, conformément à la nationalité respective de chacun de ses parents et rester sur le fil de cette lame qui est toujours à double sens. A chaque moment, il est donné à chacun le choix, soit de faire que cette double nationalité représente une richesse en tirant tout ce qu’il y a de positif de cette situation, soit d’oublier sa patrie d’origine en s ́adaptant au processus migratoire, mais au risque de la nier.

En conséquence, est- ce que dans chacun de mes deux pays, le Brésil et la France, me trouver dans la position de migrant représente-t-il le même enjeu ?

Mes parents biologiques, originaires et vivant séparément sur deux continents distincts, l ́Amérique latine et l ́Europe, ainsi que l ́acquisition du Candomblé comme « ma » religion d ́appartenance, représentent pour moi le point de jonction entre mes deux points d’ancrage.

En effet, le Candomblé, religion de diaspora africaine, est devenue religion afro-brésilienne puisqu´elle a été exportée au Brésil par les esclaves, mais à travers la pratique de leur religion, ces « Exilés », aujourd’hui brésiliens sur cette terre, aux prix de luttes et de combats sociaux comme raciaux, peuvent continuer à garder un lien étroit et fondamental avec l’Afrique, leur « terre-mère » d’origine.

De même, à mon niveau, enfant déraciné du Brésil afin de vivre en France auprès de ma mère, lorsque j’ai intégré le Candomblé, devenu religion afro-brésilienne, j ́ai le sentiment de m’être senti profondément relié à ma terre de naissance « terre-père » d ́origine. Ce retour dans mon pays de naissance, le Brésil, s’est fait, cependant, après être passé par le « tamis » de l’intégration en France, mon second pays d ́appartenance identitaire.

Et maintenant, en me fondant avec ma communauté religieuse d’appartenance, elle-même déracinée de l’Afrique, J’ai l’impression de posséder, en commun avec elle, la profonde cicatrice du déracinement [3].

Le modèle de Pierre Verger vient insidieusement emplir le vide affectif creusé en moi par l’absence de ma famille brésilienne de sang, celle-ci n ́ayant jamais su occuper la place qu’elle aurait dû avoir dans ma vie. Pierre Verger est, en quelque sorte, un parent symbolique, celui qui me sert de lien pour permettre de me situer dans la « roça » {**} à laquelle j’appartiens. Il redonne ainsi une certaine légitimité à la place que j’occupe dans l’arbre généalogique, dans cette famille spirituelle, auprès de mon Babalorixá {***}.

Et avec ce père symbolique, en dépit de la distance géographique, j ́ai essayé d ́entretenir les liens que j ́avais tissés, dans l’espérance du retour. Aujourd’hui, je matérialise cet attachement avec toute la force de ma nouvelle installation au Brésil, à Salvador de Bahia, qui représente le mythe de la terre promise, celle d’une guérison, une terre personnifiée et matérialisée par un espace, à la fois physique et symbolique, avec mon Babalorixá Obarayi et Ilê Axé Opô Aganju. Il s ́agit du catalyseur et le du médium pour développer la véritable « cure » de mon identité (comme si la culture d ́un individu devait aussi passer par la guérison !) en me donnant les outils pour cultiver mon Orixá {****}[4]. C’est alors que mes allers-retours entre la France et le Brésil prennent tout leur sens et cela valait le coup ! Ce fut une construction empirique, suivant un long chemin sinueux et qui prend, aujourd'hui, toute sa dimension pour me fortifier.

Maintenant que j ́ai choisi de vivre au Brésil, il ne s’agira pas de « retourner le sablier du temps» mais il conviendra de développer un dialogue cohérent avec mes deux communautés administratives d’appartenance. A partir de mon observation et de mon adhésion aux valeurs du Candomblé, le travail de François Laplantine m’amène à la réflexion suivante :

 - La croyance, facteur d’apparence exogène au diagnostic clinique, s'avère être un élément endogène au processus bio-social de la maladie [5].

Ainsi, le milieu n ́est pas une variable constante externe qui forme le cadre pathogène de la maladie. Mais, ce sont les facteurs, tant externes qu’internes, de l’individu qui varient de manière conjointe et associée comme si l’individu portait en lui tout le processus collectif, lié à son milieu d’appartenance.

La condition humaine est faite d´autant d´imprévisible que d´inéluctable. Elle est la résultante d´une multitude infinie de transactions.

On ne parlera donc plus de déterminisme, dans un sens ou dans l’autre, entre individu et société mais on dirait plutôt que l’individu porterait en lui toutes les marques biologiques liées à sa coexistence à un milieu déterminé.

Mais, si la maladie n ́agit pas de manière corrélée entre deux milieux distincts, peut-être, pouvons-nous concevoir que le changement, à travers la migration entre deux points géographiques, pourrait favoriser une réorganisation du diagnostic clinique. Il n’existe donc pas de milieux meilleurs que d’autres pour se prévenir face à la maladie mais le changement, sous forme d’une migration, permettrait à l’individu une ré-adaptabilité favorable à une modification du diagnostic clinique par rapport au milieu d’origine [6].

Sur le ton d’une arrogante performance méthodologique, ce travail vient se positionner aux dernières limites entre la sociologie et la psychologie parce qu’il rend hommage aux propres interlocuteurs de cette investigation [7], formés à une culture « Griô ». Mon travail n’est donc plus un travail d’Ethnopsychiatrie, mais il s ́agit vraiment d’un véritable travail Epistémologique d’Anthropologie et de Sociologie qui parle «entre autres choses» de la Psychiatrie, une des spécialités de la médecine, en général. Parce que, dans un monde où les flux migratoires se complexifient et s ́intensifient [8], comme nous dit Tobie Nathan, les barrières du social ont repoussé, encore plus loin, le déterminisme des frontières du psychologique et peut être même du biologique.

J’ai trouvé, à partir des travaux de Pierre Verger, une espèce de mentor intellectuel pour éclairer le mode opératoire et la lecture de mon travail comme si la sociologie devenait un moyen de « survivance ». En tant que chercheur, mon moi intérieur a pu ainsi s’adapter au milieu de mon terrain [9], me permettant de mener mon observation, tel un diaphragme servant de guide à ma recherche.

On parle de Pierre Verger, spécifiquement de sa connaissance de la diaspora africaine et de son attachement au Candomblé par ses titres honorifiques. Mais aussi, il peut être considéré comme le représentant d’une culture du déracinement, au point que sa Fondation dépasse la simple protection de son œuvre. Sa Fondation représente, également, un certain engagement, une vision et un modèle de vie sociale, conformes au regard et à l’intégration de la culture de l’autre. Bref, il s’agit d'une philosophie de vie et l’engagement, consistant à savoir apprendre par l’observation et l’écoute de l’autre, en le considérant, non pas comme un étranger mais comme un parent intime. Ce n ́est plus faire une recherche pour disséquer l’autre en tant qu'objet d’analyse, pour justifier la finalité de la recherche scientifique. Mais c ́est un rapprochement vers l’autre pour partager fraternellement son intimité et un vécu commun. Puis, nourris d’un enrichissement mutuel en apprenant à se connaître, il deviendrait possible de revendiquer des convictions d’appartenance à une réelle intimité commune.

Ce travail porte donc, en quelque sorte, sur un processus de cure par le Candomblé [10] et une alternative à la psychologie et à la médecine conventionnelle. C ́est donc un témoignage relativement du « dedans » sous l’angle de l’observation participante et l’interactionnisme symbolique de l’école de Chicago [11].

L´interactionnisme symbolique souligne la nature symbolique de la vie sociale : les significations sociales doivent être considérées comme « produites par les activités inter-agissantes des acteurs » (Blumer, 1969 P. 5) Aussi le chercheur ne peut avoir accès à ces productions sociales des acteurs que s´il participe, également en tant qu´acteur, au monde qu´il se propose d´étudier. Le « soi » est une intériorisation du processus social par lequel des groupes d´individus interagissent avec d´autres.

Même si le plan de mon livre utilise une certaine chronologie, nous ne sommes pas, ici, devant une biographie mais chaque partie tente de répondre à une question de départ sur la maladie psychique et cherche à apporter des solutions avec un basculement dans le chapitre II c.c.3 sur des questionnements, définitivement d’ordre Anthropologique, avec l’ ́importance de la croyance dans le processus de cure.

D ́autre part, l’ouverture de ce travail est de continuer à créer une dynamique à travers le voyage en essayant de me rapprocher toujours plus près de cette Afrique mythique, en termes de connaissance pour me permettre, à titre personnel, de continuer ce dialogue intérieur, sous la forme d’un arbitrage entre les deux composantes nationales de mon identité.

Si l’ethnomusicologie étudie la relation entre musique et transe, l’anthropologie et la sociologie étudient la relation entre système religieux et transe. Tous deux, Anthropologue et Musicologue cohabitent et sont interconnectés dans la recherche sur le Candomblé. Etudier la musique dans le Candomblé et son système religieux sacerdotal [12] consiste à décrypter le son, c’est-à-dire décrypter les codes qui amènent à des schémas cognitifs et un savoir ancien car l’homme a perdu le lien avec sa propre nature. J’espère, aussi, réussir à engager une lecture encore plus compréhensive de l’émotionnel comme du spirituel grâce à l’acquisition d’une approche musicologique pour décrypter les rythmes et les chants afin de comprendre le système religieux par l’écoute de la musique et de ne pas limiter mon analyse à la seule observation mais, également, étendre mon analyse au discours pour aller toujours plus loin jusqu’à la musique des mots et du langage. Si au départ, j ́étais venu passer neuf mois à Salvador de Bahia pour faire une recherche exploratoire, aujourd’hui je vis en étroite imbrication avec cette communauté d’appartenance qui fait lien avec mes convictions intrinsèques.

J ́éprouve donc la nécessité de témoigner de cette expérience de vie et de « réadaptation » pour permettre de mettre à plat mes propres objectifs mais aussi pour continuer à faire lien et cohérence avec mon choix de vie. Je ne veux pas non plus perdre de vue que, au départ, je suis un étudiant de l’Université de Toulouse le Mirail, et je ne veux pas entièrement couper le lien maternel (au sens propre et figuré) avec ma condition de jeune étudiant en France. J’ai aussi conscience que ma recherche n’aura jamais l’envergure de déployer des grands concepts sociologiques novateurs. Mais sachant que l ́Anthropologie à Bahia est en pointe en ce qui concerne la recherche Universitaire sur tout ce qui touche la diaspora Africaine sur les Amériques, mon travail peut s ́imposer en tant que «passeur» à partir de ma culture d’appartenance universitaire d’origine. Toutefois, la solution de ma mise en invalidité est, je l’espère, une mesure transitoire pour pouvoir me permettre, sur du moyen terme, de gérer mes propres limites en me libérant de mes fragilités physiques et psychiques et de recouvrer, peu à peu, mes forces morales. Notamment, en travaillant sur ma double nationalité franco-brésilienne, je veux pouvoir m’émanciper et prendre du recul.

Ce livre doit être un moyen pour retrouver un équilibre, sans risque d ́aggravation pour mon handicap. N’ai-je pas, partiellement déjà, atteint mon objectif en faisant du bénévolat à la Fondation Pierre Verger à Salvador ? La solution pour réussir à m’en sortir, j’en suis persuadé, c’est de miser sur « ce Brésil » qui m ́a tant manqué toutes ces années vécues en France et dont le manque a favorisé la formation d’une fissure et l’ouverture d’une brèche sur la structure de ma propre Maison.

{*} Candomblé : Religion originaire d’Afrique de l’Ouest apportée par les esclaves noirs au Brésil. Dans cette religion, les initié(e)s incarnent l’Orixá sous forme de transes représentant des divinités ritualisées. Chacune d ́elle a des archétypes de comportement dans la danse correspondant à un Orixá spécifique.

{**} Roça : c’est le terreiro, c’est le lieu de culte où se rend l’initié pour pratiquer sa religion, C’est son lieu d ́appartenance religieuse qui, par opposition, est éloigné de son lieu de résidence urbain, et se trouve en périphérie de la ville.

{***} Babalórixa : père de saint, responsable religieux de la communauté d’un terreiro.

{****} Orixá : force de la nature, liée à l’air, le feu, l’eau et la terre. Représente les cultes des religions afro-brésilienne, provenant de la côte ouest africaine et l’ethnie des Yoroubás.

Bibliographie :

 [7] COSSARD-BINON, Gisèle Omindarewá Contribution à l’étude des candomblé du Brésil - Le rite Angola, (3ème cycle), 1970

[11] Coulon, Alain L´école de chicago Que sais-je ? PUF, p127

[12] GOMBERG, Estélio Hospital de Orixás : encontros terapêuticos em um terreiro de Candomblé, colletivo EDUFBA, 2011, 206p

[5] LAPLANTINE, François Anthropologie de la maladie, Edition Payot, Paris, 1993, 441p

[10] - LIMA, Vivaldo da Costa A Família de Santo nos candomblés jêjês-nagôs da Bahia : um estudo de relações intragrupais. 2éd, Salvador, Corupio, 2003, 216p

[2] LIQUORI, Fabien La réafricanisation de la culture Bahianaise par le Candomblé Mémoire de Maîtrise, Université Toulouse Le Mirail, Directrice de Recherche Angelina Peralva, 2002, P92

[6] [8] Nathan, Tobie & Hounkpatin, Lucien La parole de la forêt initiale Odile Jacob p444

[1] Thomas, Isaac William & Znaniecki, Florian Fondation de la Sociologie Américaine Collection Logiques Sociales, L´Harmattan, P347

[3] VATIN, Xavier Rites et musiques de possession à Bahia, Paris, l’Harmattan, 2005, 234p

[4] VERGER, Pierre Fatumbi Orixás, deuses iorubàs na Africa e no Novo Mundo, Corrupio, 5ème edição, São Paulo, 1999, 295p

[9] VERGER, Pierre Fatumbi Notas sobre o culto aos Orixás e Voduns na Bahia de todos os Santos, no Brasil, e na antiga costa dos escravos, na Africa, 2e édição, Editora da Universidade de São Paulo, São Paulo, 2000, 615p

 

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