1er mai jour de la fête du travail : la forge d'Annabel, la vocation d'une femme avec son métier

 

- Annabel Liquori - Atelier de forge - THOARD - ©Ogan Fabien 

 

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Le changement social à travers le récit de vie 

D’après la définition de Guy Rocher (« La changement social »), le changement social est toutes les transformations observables dans le temps qui affectent, d’une manière qui ne soit pas que provisoire ou éphémère, la structure ou le fonctionnement de l’organisation sociale d’une collectivité donnée et modifie le cours de son histoire.

Si le changement social est un changement de structure consécutif à l’action combinée d’individus ou groupe d’individus appartenant à une communauté donnée, il importe de s’intéresser à ces individus et à leurs actions, aux circonstances qui produisent ce changement et aux contextes qui les déterminent. Il y a donc trois niveaux d’analyse que l’on nommera : agents, facteurs et conditions.

Les protagonistes du changement social sont des individus ou groupes d’individus. Ils sont à prendre en compte car ils représentent en quelques sorte les moteurs du changement social, soit en tant qu’initiateur, soit en tant que porteur d’un mouvement d’ensemble.

Ces agents interviennent par le biais de leur action. Celles-ci peuvent confronter, accélérer, ralentir ou freiner le processus mis en action.

D’autre part, les facteurs et leurs conditions jouent un rôle primordial dans le changement social. On pourrait citer par exemple : 

  • Le rôle démographique,
  • Le progrès technique,
  • Le développement économique ou par exemple les innovations.

On peut par conséquent se poser toute une série de questions avant toute tentative explicative :

  • Qu’est ce qui change ?
  • Comment s’opère le changement ?
  • Quel est le rythme de ce changement ?
  • Quels facteurs peuvent l’expliquer ?

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De ce fait, il nous a semblé évident de choisir un sujet empreint d’histoire et sensible au changement. D’autre part, nous avons jugé pertinent de nous intéresser à un métier, le travail étant un élément fondamental de l’organisation de la société moderne.

Dans la diversité des métiers de nos sociétés traditionnelles occidentales, il paraît difficile au premier abord de distinguer ceux qui comptèrent le plus et pourtant, parmi tous ceux qui ont pour fonction de produire la nourriture, l’habitat les vêtements, les armes et les outils, besoins fondamentaux de toute société, émerge un homme fort : LE FORGERON.

Le forgeron a un très long passé. Son origine remonte-t-elle « à la nuit des temps » ?

Le forgeron date de « l’âge des métaux » : dans les hordes de la lointaine préhistoire, c’est lui qui, appliquant la découverte du feu à la découverte des métaux, forge les premières armes et aussi les premiers bijoux.

Le forgeron primitif occidental appartient aux sociétés préhistoriques, aux mythologies scandinaves, nomades ou gaulois (Réf. J. Le Goff : «la civilisation de l’occident médiéval »). On voit que le forgeron est lié aux hommes de la guerre pour qui il forge les armes. Il peut en recevoir des gratifications ou la mort. Il est le responsable de la qualité des aciers, il est donc responsable aussi des victoires des envahisseurs barbares venus de l’Est et du Nord. Il a sa place dans les grands récits des épopées mythologiques. Il est même divisé. D’après Homère, Héphaïstos, dieu du feu et du métal est le fils de Zeus et de Héra. 

Vulcain forgeant les armes dans son centre n’est autre que la traduction romaine de Héphaïstos. Héros, il allie par son travail et sa puissance physique, la terre, le feu le fer : c’est un redoutable « héros civilisateur » lié aussi à la fécondité.

Il est aussi un personnage fascinant étudié par les ethnologues dans les sociétés africaines et primitives. C’est un artisan émérite doué de plusieurs pouvoirs magiques : circonciseur, guérisseur, exorciseur, pacificateur, chef de culte. Il vit en marge du groupe, respecté et craint, considéré comme « intouchable ».

Dans ces sociétés tribales, le forgeron est entouré d’un réseau d’interdit : la proximité de sa hutte entraîne des malheurs ou la mort. On évite d’avoir avec lui des contacts directs, de partager ses aliments, sa couche. Son isolement est lié à la souillure. Ces interdits rappent surtout ceux qui ont quelque rapport avec le sang (femmes, blessés, gens de guerre, bouchés…).

 On découvre dans les mythes anciens que le forgeron était lié au sang car il opérait des rites sanglants, lors des opérations qui présidaient à la fusion du minerai pour en assurer la réussite. Le sang empreint de symbole est le catalyseur d’une transformation technologique. Ainsi d’autres faits tendent à valider cette hypothèse : avortements provoqués pour avoir un fœtus à placer sur son foyer, meurtre et rituel pour obtenir du sang…

De nos jours, le forgeron a perdu de son prestige mythique. Quoiqu’il puisse subsister de son symbolisme antérieur, le forgeron ferre désormais les chevaux de labour et de charrois, procède à la longue transformation de l’araire en charrue, il renforce les pièces travaillantes des outils, des machines et des moulins. Plus près dans le temps, au XIXème siècle, on observe encore chez le forgeron des activités en marge issues de cette tradition. Ce passage tiré de l’article de Lucien FEBRE « La forge de Village » paru dans les annales d’histoire économique et sociale illustre la perpétuation de la tradition de guérisseur inhérente au métier de forgeron.

         « Souffrait-on des dents ? le forgeron se changeait en dentiste. Il s’asseyait, faisait asseoir le patient devant lui, par terre, lui tenait la tête solidement entre les genoux et armé de ses redoutables pinces, il arrachait la dent du malheureux qui n’osait pas se plaindre. Ces pinces étaient une sorte de tenailles portant à chaque mâchoire une pointe que le forgeron lui introduisait sous la dent. Cet outil s’appelait un « loup ». Mais le forgeron guérissait bien d’autres maux ! Il saignait bien volontiers des gens. D’autres fois, après avoir placé la tête du malade sur l’enclume, il tapait sur celle-ci en marmonnant des paroles que l’on croyait magiques. L’effroi causé par ces paroles et la crainte de voir le marteau retomber sur la tête faisait que le patient se relevait en se déclarant guéri. Cependant, la suggestion ne suffisait pas toujours à triompher du mal, mais le client se gardait bien de le dire. Si ces coutumes ont disparu depuis une soixantaine d’années, le souvenir en demeure vivace ».

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 Encore avant la guerre, le maréchal ferrant jouait au village un rôle social important. A sa maison s’annexait un débit de boisson, une épicerie, une mercerie, un dépôt de pain qui lui permettait de voir tous les gens de la commune. D’autre part, le médecin vétérinaire empirique donnait bénévolement des soins aux animaux domestiques. Il passait les sétons, faisait les saignées, intervenait dans les vêlages difficiles. En cas de météorisation, d’empommage, il arrachait les dents, guérissait les névralgies en faisant humer au patient les vapeurs dégagés de deux « pierres de tonnerre » frottés l’une contre l’autre. Il distribuait les herbes bienfaisantes à bon escient, expertise meubles et immeubles lors des successions, établissait les inventaires, jugeait les différents entre particuliers. C’était un personnage hautement coté et très influent.

Le forgeron apparaît donc comme un personnage enraciné dans le tissu social, essentiellement lié à l’agriculture, au monde rural, à tous secteurs qui ont été bouleversés durant les XIX et XXème siècles.

Ses mutations étant assez récentes, nous avons la possibilité de trouver des forgerons ayant connu l’évolution du métier au cous du siècle. Ainsi, le récit de vie permettra de repérer, qualifier, et dater les formes et les moments de passage d’un type de comportement social à l’autre : non pas en s’attachant aux opinions sur le changement, mais à ses formes concrètes et leur « inscription » dans la vie quotidienne, professionnelle et plus largement sociale, dans le mouvement d’urbanisation général de la société.

Si le récit de vie ne permet pas de réaliser une analyse économique quantitative de l’évolution du métier, il nous permet en revanche d’apporter une dimension historique et de saisir la sensibilité des acteurs face au changement, pour produire une dimension historique et de saisir la sensibilité des acteurs face au changement, pour produire une analyse qualitative par opposition à la précédente.

 Pour accroître cette dimension historique, nous avons choisi un échantillon homogène composé de forgerons nés avant la deuxième guerre mondiale, ayant une longue expérience du métier durant un siècle de changements considérables et s’étant adaptés aux nouvelles conditions de travail. Une de nos intentions serait d’interroger des forgerons appartenant à des régions différentes pour observer les variations de comportement liées aux nuances et aux contrastes régionaux. Une caractéristique principale de cet échantillon est l’absence de femmes : le métier lui-même se caractérise par une forte masculinité, même si dans la tradition, la femme tient un rôle important au côté de son mari, maîtresse de maison, assistante d’abord, gestionnaire ensuite. Au cours de l’investigation, nous ne sommes entrés en contact qu’avec deux femmes. L’une déjà installé, l’autre en formation : un taux qui reste faible mais peut être révélateur d’une évolution notable.

 D’autres constats ont découlé de notre investigation de terrain. Notamment que le nombre de forgerons diminue en même temps que son secteur géographique d’activité s’accroît. « Ce n’est plus le cheval qui va à la forge, c’est le forgeron maréchal qui va vers le cheval en ayant des périmètres d’action toujours de plus en plus grands » comme le confirma Yves D., maréchal ferrant en activité annexe, lors d’une conversation téléphonique. La forge est devenue mobile, une camionnette aménagée permettant aux maréchaux ferrant de travailler chez leurs clients. Sa camionnette est devenue un outil de travail indispensable pour atteindre une clientèle parfois très éloignée.

Aussi, des lectures nous ont renseignés sur les modifications qu’avait pu subir ou dont avait pu profiter le métier. Parmi les facteurs de changement, nous en avons retenus trois qui nous paraissent essentiels : l’évolution de l’agriculture, l’évolution de l’habitat rural et les facteurs internes au métier de forgeron (à savoir l’instauration du contrôle de l’état et la mécanisation de l’outillage).

Dans son exercice traditionnel, le métier de forgeron est dépendant de celui du monde paysan : sa fonction principale étant le ferrage des animaux de trait et la fabrication des outils agricoles. L’apparition du tracteur signifie que la force animale sera petit à petit remplacée jusqu’à disparition complète. Autrement dit, l’activité du maréchal n’a plus lieu d’être et le maréchal quitte peu à peu le monde de l’agriculture. Le cheval devient alors un objet de loisir. Toutefois, quand le maréchal ne ferre plus pour le paysan, il peut encore battre le fer auprès d’un manège, d’un haras ou d’un centre de loisir. Du secteur primaire, son activité s’est déplacée vers le tertiaire. Le passage de l’outil agricole de la forge à l’usine est progressif avec l’apparition du tracteur et l’impact sur le travail du forgeron est moins radical. Même si la fabrication de l’outillage lui échappe peu à peu, il lui reste la solution de vendre et entretenir les produits usinés puisqu’il reste détenteur d’un certain savoir et forme toujours le lien entre la technique et le monde rural.

Dans les années 50, le développement des pavillons de banlieue peut offrir aux forgerons un nouveau secteur d’activité. La transformation de l’habitat rural ouvre des secteurs nouveaux : chauffage et plomberie, serrurerie, ferronnerie (grilles, rampes balcons, portails) furent alors forgés pour l’aménagement et le décor des maisons : porte-journaux, porte-manteaux, lampadaires, ensemble pour cheminées. Serrurerie et ferronnerie peuvent alors représenter la conversion pour le secteur urbain. Ces deux domaines sont actuellement le plus développés dans l’activité du forgeron comme nous avons pu le constater lors de notre investigation.

 D’autres facteurs interviennent qui sont internes au métier de forgeron. Dans les années 30, l’extension du contrôle socio-économique de l’état pour les artisans entraîne un changement radical dans l’organisation du travail du forgeron. En premier lieu, elle oblige à tenir une comptabilité rigoureuse bouleversant ainsi l’organisation du temps de travail en lui imposant une nouvelle activité. La comptabilité transforme le rôle de la femme dans la forge : assistante occasionnelle du forgeron dans son travail, maîtresse de maison, l’accès au bureau lui donne les galons d’un travail quasi professionnel. De plus, l’introduction de la comptabilité réclame des compétences qui seront petit à petit insérées dans le cursus scolaire des artisans.

Le forgeron n’est pas seulement le reflet du changement. Il en est aussi l’instrument puisque c’est à travers lui que l’innovation technique s’est diffusée.

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Nous verrons donc comment les forgerons parlent du changement dans leur métier. Quels sont les points de repère auxquels il se réfèrent ? Comment l’expliquent-ils ?

A partir de ces questions, nous essaierons de dégager dans un premier temps les facteurs d’évolution qui apparaissent dans les récits exprimés par les forgerons eux-mêmes. Dans un second temps, à partir de ces exemples, nous tenterons d’esquisser une typologie de l’évolution du métier de forgeron. 

                  Voilà quelques pistes de recherche qui s’ouvrent à nous :

  • Quels rôles jouent les innovations techniques dans le changement social ?
  • Les règles sociales ont-elles été un frein au moteur du changement ? Et quel a été l’impact qu’elles ont eu sur la répartition des tâches dans le couple ?
  • Le statut de forgeron a-t-il décliné dans nos esprits avec la désertification et l’exode rural ?
  • Est-ce que l’évolution de l’habitat et plus particulièrement le développement des pavions de banlieue n’ont pas créé de nouveaux débouchés pour la profession ?

 Travail CollectifLe changement social à travers le métier de forgeron - DEUG de Sociologie - Université Toulouse II - Le Mirail

 

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